Plus qu'une soupe de poisson, une explosion de saveurs iodées !
Une promenade dans le massif des calanques, une virée sur les îles de l’archipel du Frioul, l’éclatante blancheur qui émane de la ville suffisent à convaincre de l’empreinte grecque sur Marseille. Au-delà de la lumière, de l’architecture et de l’âme, la gastronomie de la cité phocéenne s’inspire également des traditions culinaires hélènes.
Pour preuve, la fameuse bouillabaisse ne serait rien d’autre qu’une rémanence de la kakavia, plantureuse soupe dégustée des rives de Thessalonique aux rivages du Pirée.
D’aussi loin que l’on se souvienne, la tradition de faire bouillir le poisson et d’y tremper du pain remonte aux origines mais les premiers textes manuscrits détaillant la recette d’une bouillabaisse datent de 1768. Tous deux proviennent de femmes issues de la bourgeoisie cultivée qui écrivent pour une “cuisine de santé”.
En 1785, le premier ouvrage mentionnant la bouillabaisse s’intitule sobrement “Dictionnaire de la Provence et du Comté-Venaissin” ; un an plus tard, le mot franchit les remparts de la capitale, porté par trois jeunes cuisiniers venus de la haute-Provence, vraisemblablement sur les bords de Durance, qui ouvrent un restaurant proposant des spécialités provençales.
C’est réellement au début du XIXe siècle, à l’aube des années 1820, que des journalistes marseillais, parmi lesquels Joseph Méry, vont jouer le rôle d’ambassadeurs et vanter les charmes de la ville à Paris. C’est à ce moment-là qu’Alexandre Dumas découvre le château d’If. La suite, tout le monde la connaît.
Alors la bouillabaisse est-elle, comme le folklore voudrait le faire croire, un plat pour les pauvres ? Et puis n’y a-t-il qu’une seule bouillabaisse ? Lorsqu’en 1839 Victor Hugo arrive à Marseille, il est surpris par le nombre impressionnant de restaurants, situés entre l’actuelle gare Saint-Charles (qui n’existe pas encore, le train arrivant à Marseille en 1849) et le port. Pour être réputées, ces adresses n’en sont pas moins somptueuses, couvertes d’or et de miroirs qui reflètent l’argenterie des services. On y sert une bouillabaisse dorée grâce à un usage immodéré du safran. Dans le même temps, on sert des bouillabaisses de sardine, des bouillabaisses de morue ou de daurade dans tous les cabanons populaires qui habillent la côte, du côté d’Arenc et de la Joliette. Alphonse de Lamartine, Gérard de Nerval, eux, se laissent séduire par la bouillabaisse servie à l’Estaque, alors lieu de villégiature des bourgeois marseillais et aixois. N’est-ce pas ici que la femme d’un banquier aixois louera une bastide en 1870 et que son fils, Paul Cézanne, peindra les plus beaux paysages de l’impressionnisme ? On le voit, de la soupe servie dans les palaces à celle partagée dans les cabanons du nord jusqu’aux calanques, au sud, la bouillabaisse revêt des formes diverses.
Tout le XIXe siècle se racontera entre les tenants d’une recette “à l’économie”, faite au plus juste, et les grands cuisiniers qui joueront dans la surenchère quand la bouillabaisse les hissera au faîte de la gloire. Au XXe siècle, la bouillabaisse est devenue un plat festif sur lequel une “charte” écrite en 1979 viendra sceller le destin. Et tant pis si ses auteurs, ignorant les autres recettes historiques, ont précipité les variantes pourtant délicieuses de ce plat mythique. Si la présence de la rascasse est indispensable, il apparaît qu’une liste précise de poissons entre dans la composition dès 1830… au sein de laquelle la langouste ne figure pas.
Aujourd’hui, en dépit de quelques certitudes historiques, chacun est persuadé de détenir “la” recette authentique de la bouillabaisse. La réalité est bien plus floue que ça ; plat familial par excellence, la bouillabaisse diffère au gré des humeurs de chacun : de la pomme de terre pour les uns, de l’orange pour d’autres, chacun y va de ses certitudes. Au risque d’en décevoir plus d’un, il n’y a pas de recette figée et c’est tant mieux. Servie “à l’ancienne” ou façon milk-shake, en trois services ou en une seule assiette, la seule chose qui compte reste bien le sourire des convives autour de la table.
« Je suis en train de peindre avec l'entrain d'un Marseillais mangeant la bouillabaisse, ce qui ne t'étonnera pas lorsqu'il s'agit de peindre de grands tournesols »