Cézanne, enfin chez lui, at home

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Publiée le lun 04/12/2017 - 01:00 / mis à jour le mar 09/04/2019 - 02:00

Le musée Granet d’Aix-en-Provence présente une exposition tout à fait originale qui retrace le «retour» des oeuvres de Cézanne dans les collections aixoises, depuis la mort du Maître d’Aix en 1906 jusqu’à nos jours. Cézanne chez lui, chez nous. At home. Quoi de plus naturel, de plus évident. Et pourtant… Cette exposition est comme une réparation, le récit d’un lien filial renoué, celui d’une quête, celle d’une ville qui n’a pas fini de payer sa dette à son enfant prodige.

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Usines à l'Estaque, 1869
Paul Cézanne, Usines à l'Estaque, 1869 - Aquarelle, 16,1 x 31,3 cm - Musée Granet, Aix-en-Provence

Cézanne at home

Aix-en-Provence, la « Belle endormie » du XIXe siècle aurait pu s’éveiller sous l’intensité du regard de ce peintre à nul autre pareil. Elle était restée assoupie et indifférente, ni hautaine, ni cruelle, seulement indifférente à cet amant singulier qui ne cessera dès lors de lui manquer. Lui restait sa modeste tombe familiale au cimetière Saint-Pierre où elle vint rapidement célébrer un modeste culte et, comme elliptique consolation les motifs du peintre, presqu’inchangés aux portes de la cité. 

De l’extérieur, misérable de n’avoir pas reconnu cet amant formidable, elle était stigmatisée, elle était la « ville sans Cézanne » et l’expiation fut longue, le chemin aussi, afin de pouvoir prétendre un jour à être la « ville de Cézanne ». À leur manière, les collections cézanniennes d’Aix témoignent de cette quête, de cette reconquête toujours inachevée, dont le parcours de l’exposition se veut révélateur. Le principe chronologique choisi ne suit pas le déroulement de l’oeuvre de l’artiste de ses débuts à ses dernières années, mais comment s’est constitué cette collection aixoise remise dans son contexte, de la petite ville de 30.000 habitants que connut Cézanne, aux 140.000 habitants de la ville d’aujourd’hui.

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Vue du Jas de Bouffan, 1875-1876
Paul Cézanne, Vue du Jas de Bouffan, 1875-1876 - Huile sur toile, 44,5 x 59 cm - Paris, musée d’Orsay, dépôt au musée Granet, Aix-en-Provence, donation de Philippe Meyer, 2000

Cézanne au musée Granet

Vers 1900, Henri Pontier, directeur de l’École de dessin et conservateur du musée d’Aix se serait exclamé : « Moi vivant, aucun Cézanne n’entrera au musée ! »

C’était de fait bien mal commencer !
Vollard, le marchand de l’artiste à partir de 1895, raconte, caustique et sarcastique, dans ses Mémoires comment il put acheter à Aix nombre tableaux pour une bouchée de pain et comment une toile, oubliée pendant la transaction méfiante avec ces aixois qui se croyaient roublards, lui avait été envoyée par la fenêtre, c’était bien mal continuer !

La Société des Amis des Arts obtint de Cézanne en 1895 et 1902 d’accrocher, très mal dit-on, à ses cimaises quatre œuvres et d’inviter le peintre au banquet traditionnel auquel il assiste tranquillement jusqu’à ce que l’on glorifie Bouguereau, alors il tape du poing sur la table et quitte l’assemblée avec fracas.

Nonobstant, Cézanne eut aussi à Aix ses partisans, jeunes et ouverts aux idées nouvelles qui accompagnèrent ses dernières années et qui, au moment de sa mort feront entendre leur voix : « Je voudrais que la Ville d’Aix se souvint de Cézanne dont les toiles sont à Paris au musée du Luxembourg, à Berlin, dans les principales collections d’Europe et dont ni Aix, ni Marseille ne possèdent la moindre esquisse. Il y aurait là un hommage tardif et si juste à rendre à la mémoire d’un peintre dont la renommée ne fait que grandir… » ainsi s’exprime « Sextius le Salyen », Edouard Aude, le conservateur de la bibliothèque Méjanes.

En 1921, un jeune amoureux de la Provence - il prit d’ailleurs le pseudonyme de Marcel Provence - achète à Paul Cézanne fils, l’atelier des Lauves pour le conserver pieusement en mémoire du maître. À Paris, avant la disparition de l’artiste, le ministre sollicité avait refusé la Légion d’honneur au peintre qu’il aurait voulu remettre à n’importe qui, mais pas à lui. En 1907, le conservateur du musée du Luxembourg, le « musée national d’art contemporain » de l’époque était venu au Jas de Bouffan et avait déclaré sans intérêt les peintures murales du grand salon, refusant la proposition de don que lui faisait le nouveau propriétaire de l’ancien domaine familial des Cézanne. En 1922, par défaut, la ville d’Aix décide de donner le nom d’avenue Paul Cézanne au « chemin vicinal ordinaire n° 14 », tout en constatant : « Si le musée d’Aix ne possède aucun tableau de Cézanne, ses tableaux sont dans tous les musées des capitales d’Europe, dans toutes les grandes collections… »

De dons en dépôts

Ainsi, le dessin d’académie réalisé par le jeune Cézanne en 1862 et retrouvé dans les archives de l’École gratuite de dessin d’Aix attenante alors au musée, fut exposé presqu’en même temps qu’une somptueuse aquarelle des dernières années, don généreux de Lord Ivor Spencer Churchill en 1939, trente trois ans après la mort du peintre. Fragile présence qui ne se trouvera consolidée que dix ans plus tard par le legs non moins généreux de l’américain Charles Bain Hoyt, avec deux aquarelles, elles aussi superbes des années 1900-1906. Dès sa nomination en 1947, le nouveau jeune conservateur du musée d’Aix veut créer une « salle Cézanne et ses amis ».

Dans cette première période, peu d’acquisitions de la part du musée (lettres autographes, gravures, documents), faute de moyens, mais des dons de dessins et de gravures à l’initiative de James Lord, de John Rewald, qui est en train de devenir le spécialiste mondial de Cézanne après la disparition de Lionello Venturi, l’auteur du premier catalogue raisonné de l’artiste édité en 1936.

En 1949, le musée d’Aix, qui a besoin de se distinguer d’autres musées locaux nouvellement créés, prend le titre de « Musée Granet », et pour cause, trop peu de Cézanne sont alors présents sur ses cimaises. Un Suisse, vient à la fin des années 40 et au début de la décennie suivante, marcher dans les pas de Cézanne, « faire du Cézanne sur nature » (Cézanne disait qu’il voulait faire du Poussin sur nature) dans un petit village blotti au pied de la montagne Sainte-Victoire, à Puyloubier. Il s’agit de Jean Planque qui expose au musée Granet une de ses œuvres en 1951 dans une exposition d’été intitulée « Les Peintres de la montagne Sainte-Victoire ».

À partir des années 50, les collections s'enrichissent davantage

Un coup d’accélérateur sera donné en 1954 avec l’achat de l’atelier des Lauves, le « Pavillon Cézanne », par un groupe d’américains et le désir d’y voir des originaux du peintre augmenter de manière substantielle le fonds documentaire et les objets, « reliques cézanniennes » contenues dans l’atelier, conservées par Marcel Provence et reclassées par John Rewald avant son ouverture au public. Gaston Bernheim de Villers donne une aquarelle, Rose dans un vase (vers 1890), Otto Wertheiner, un dessin, Après-midi à Naples, John Rewald, un autre dessin, La Conversation, la galeriste aixois Lucien Blanc, un petit dessin recto-verso avec un portrait d’Achille Emperaire. La première œuvre peinte achetée par la ville d’Aix le sera en 1976, soit soixante-dix après la mort du peintre, c’est une petite aquarelle et gouache sur carton datée de 1869, Usines à l’Estaque.

À plusieurs reprises durant ces années, des demandes sont faites à l’État, émanant de particuliers ou des instances municipales, afin de pouvoir mettre en dépôt des oeuvres de Cézanne au musée Granet. Plusieurs ministres de la culture successifs promettent officiellement, dans l’euphorie des soirées estivales du Festival d’Art lyrique, le retour prochain à Aix du fils « prodige », sans plus de succès. Enfin, en 1984, une première tranche de travaux de rénovation du musée achevée, Jack Lang, ministre de la culture, fait déposer à long terme huit peintures à l’huile de Cézanne.

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À la Tour de César
Paul Cézanne, À la Tour de César - Huile sur papier, 19 x 30 cm - Musée Granet, Aix-en-Provence

Deux ans plus tard, à l’occasion d’un prêt pour la première exposition Cézanne à Aix et soucieux de ne voir que trop peu d’œuvres de lui au musée, il propose à Louis Malbos, le conservateur de l’époque, la mise en dépôt pour un an au moins - en fait le prêt sera de deux années entières - de deux aquarelles de sa collection. Il écrit alors généreusement au conservateur : « L’action que vous avez personnellement entreprise, et qui a heureusement déjà porté ses fruits, pour rendre plus présent l’œuvre de Cézanne dans Aix, m’engage à vous offrir de déposer en prêt, pour une durée d’au moins une année, les deux aquarelles que je possède du maître d’Aix. […] je ne vous demande aucune assurance afin que l’économie ainsi réalisée puisse vous permettre un tout petit peu de réaliser vos beaux projets… »

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Nature morte, sucrier, poires et tasse bleue, vers 1865
Paul Cézanne, Nature morte, sucrier, poires et tasse bleue, vers 1865 - Huile sur toile, 30 x 41 cm - Dépôt du musée d'Orsay au musée Granet, 1984

L'apport majeur de la donation Meyer et du dêpôt Planque

La majeure donation faite à l’Etat par Philippe Meyer en 2000, une des plus belles dans toute l’histoire des musées français d’après Françoise Cachin, alors Directeur des musées de France, vient enrichir le musée Granet, à la demande expresse du donateur, de plus de soixante dix œuvres (Chardin, Guardi, Léger, Picasso, Balthus, Klee, Mondrian, Tal-Coat, Giacometti, de Staël, parmi d’autres) dont deux Cézanne. Une peinture à l’huile est un paysage des alentours de la propriété du Jas de Bouffan réalisée vers 1875-76, période de transition entre la période « impressionniste » de Cézanne et sa période de maturité à partir des années 1880.
La Route tournante près d’Aix est une aquarelle augmentant somptueusement le fonds des oeuvres graphiques des dernières années du peintre conservées au musée.

En 2005, la fondation Silva Casa offre en don une peinture recto-verso dont la face représente Le Bassin du Jas de Bouffan, qui ne peut être attribué à Cézanne bien que figurant sous forme photographique dans une exposition organisée par Ambroise Vollard. À l’occasion d’une restauration récente sous une toile de rentoilage ont été découvert trois études, un baigneur, une nature morte aux poires et un paysage reconnus par certains spécialistes comme pouvant être de la main du peintre. Cette exposition sera l’occasion d’en juger de nouveau.

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La Route tournante près d’Aix
La Route tournante près d’Aix

Depuis 2006, la dernière palette de Cézanne est déposée au musée par Philippe Cézanne son arrière petit-fils. À la même époque, le musée d’Orsay a mis en dépôt le Buste en plâtre de Cézanne par un de ses amis d’enfance et de jeunesse, proche de Zola aussi, le sculpteur Philippe Solari. En 2009, le musée s’est porté acquéreur d’une des grandes lithographies réalisées par Cézanne à la fin de sa vie pour son marchand Ambroise Vollard. La lithographie de 1896-97 reprend en fait une peinture de vingt ans antérieure représentant deux thèmes majeurs de l’artiste rarement associés, celui de la montagne Sainte-Victoire et des Baigneurs : Les Baigneurs grande planche. Suite au prêt pour l’exposition Picasso Cézanne en 2009 de deux œuvres de la fondation Jean et Suzanne Planque, dès l’année suivante une convention est signée pour une mise en dépôt pour quinze ans de cette remarquable collection suisse qui compte, notamment plus de quinze Picasso, mais aussi deux très importantes aquarelles des dernières années de Cézanne, Environs d’Aix (vers 1902) et La Montagne Sainte-Victoire vue des Lauves (1901- 1906).

En 2011, le portrait d’Emile Zola par Cézanne est acquis par le musée. Cet achat conséquent réalisé avec l’aide des Amis du musée Granet, permet d’aborder une autre facette de l’histoire cézannienne, celle de l’amitié entre l’écrivain et le Maître d’Aix. Suivent toute une série d’acqusitions comme une plaque gravée, la palette du peintre ainsi que des boîtes d’aquarelle. La documentation sur Cézanne s’est également enrichie après l’acquisition d’archives familiales récentes.

 

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Portrait d'Émile Zola, vers 1862-1864
Paul Cézanne, Portrait d'Émile Zola, vers 1862-1864 - Huile sur toile, 25,8 x 20,8 cm - Achat de la Communauté du Pays d'Aix, 2010

« Vue vers la route du Tholonet », un dépôt d’une année de la Fondation Henry et Rose Pearlman

Vue vers la route du Tholonet près du Château Noir, ce chef-d’œuvre de la fin de la vie de Cézanne, daté entre 1900 et 1904, est inspiré d’un motif sur ce qui était à l’époque le chemin menant au petit village du Tholonet, non loin de la montagne Sainte-Victoire.

Inachevée comme nombre des tableaux de cette période, cette peinture pourtant à part entière n’a rien d’une esquisse ou d’une toile non aboutie. Selon la célèbre formule de Renoir qui s’enthousiasmait pour le génie de son ami Cézanne dont il disait qu’il ne pouvait pas poser deux touches sur une toile sans que « ça fasse bien » et après la magnifique exposition « Cézanne: finished-unfinished » (au Kunstforum de Vienne et au Kunsthaus de Zürich en 2000), on ne saurait douter de l’importance de la leçon cézannienne en ce domaine et tout particulièrement auprès de la jeune génération qui lui succéda, les Picasso, Braque et autre Matisse… 

Le tableau de la collection Pearlman est un grand format pour Cézanne qui, hormis les trois Grandes Baigneuses, préféra des dimensions plus modestes. Dans ce tableau ambitieux, qui se résume à de simples maisons et arbres sur un fond de collines, la peinture et le dessin semblent se disputer la suprématie, ce qui n’est qu’une apparence puisque Cézanne disait plus on peint, plus on dessine et que les deux étaient absolument indissociables dans son esprit.

 

Les lettres de Charles Camoin

A la suite de l’exposition Camoin dans sa lumière, au musée Granet durant l’été 2016, la fille de l’artiste a souhaité enrichir les collections du musée par le don exceptionnel et très généreux de six lettres autographes de Cézanne s’échelonnant de 1902 à 1904, soit la période pendant laquelle le jeune peintre marseillais, ami de Matisse et de Marquet, sera un proche du Maître d’Aix qu’il viendra voir d’abord en tant que soldat faisant son service militaire à Aix, puis comme un de ses fervents admirateurs jusqu’à sa mort en 1906. Cet ensemble de lettres, en cours d’acquisition, vient rejoindre une première correspondance de Cézanne donnée par Charles Camoin en 1951, lorsque le musée avait pu acquérir son autoportrait en militaire peint en 1901. Ces manuscrits précieux sont intégralement présentés dans l’exposition Cézanne at home.

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Les lettres de Charles Camoin
Les lettres de Charles Camoin

Nouvelles technologies, réalité virtuelle et 3D autour du Jas de Bouffan

Dans la perspective de la transformation numérique du musée Granet, en avant première, le musée Granet en collaboration avec la société Wanadev, présente une création, un dispositif de réalité virtuelle. Il s’agit d’une immersion virtuelle en 3D dans le grand salon (qui ne sera pas accessible au public pendant la durée des travaux) de la bastide dans son état actuel mis en abyme avec celui du lieu à l’époque de la jeunesse de Cézanne lorsqu’il recouvre les murs de ses peintures.

Il s’agit de reconstituer cet ensemble disparu, in situ, ou presque, en vertu de la réalité virtuelle, en retranscrivant grandeur nature le caractère monumental de ce décor peint à l’huile à même le plâtre de la pièce la plus importante de la bastide grâce à un casque de réalité virtuelle. A partir des lieux dans leur état actuel, une interactivité est alors proposée au visiteur qui peut reconstituer un des panneaux peints, Le Baigneur au rocher, en rassemblant les trois fragments proposés, ce qui déclenche alors la reconstitution de la totalité des décors sur les trois murs principaux du grand salon que le visiteur peut alors découvrir tels que Cézanne les avait réalisés entre 1865 et 1870.

Infos pratiques

Musée Granet
Place Saint-Jean de Malte 13100 Aix-en-Provence
 

HORAIRES
Site musée Granet, place Saint- Jean de Malte et site « Granet XXe, collection Jean Planque »
Ouverts du mardi au dimanche : de 12h à 18h
Fermeture hebdomadaire lelundi.
Fermetures annuelles les 1erjanvier, 1er mai et 25 décembre.
 

DROITS D’ENTRÉE
Inclus dans le droit d’entrée au musée Granet, site St-Jean de Malte et site Granet XXe, collection Jean Planque.
Tarif plein : 5,5 €
Tarif réduit : 4,5 €
 

INFORMATIONS
Tél. : +33 (0)4 42 52 88 32 
museegranet-aixenprovence.fr

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